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L’affaire du singe-photographe

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Bonjour,

Suite à une “affaire” (qui n’en n’est pas une)  j’ai été avertie de l’anecdote suivante qui m’a amenée, suite aux questions de nombreux internautes, à m’interroger sur ce que donnerait une affaire identique en droit français.

(Cet article a été mis à jour en septembre 2017)

LES FAITS

Il semblerait qu’un singe se soit emparé, au cœur d’une forêt d’Indonésie, d’un appareil photo, et se soit, par mégarde, par talent ou après un sérieux dressage, tiré l’autoportrait.

Sur les pages qui parlent de cette affaire deux photos sont proposées, dont celle-ci

                                            ( © photo David Slater )

J’ai des doutes sur la réalité de ce “vol” d’appareil, puisque je vois différentes photos fort bien cadrées, ou alors nous avons peut-être affaire à la réincarnation d’un génie de la photo trop tôt disparu.

Il semble d’ailleurs qu’après discussions avec l’agence, le photographe ait finalement avoué qu’il avait en réalité fait exprès de laisser l’appareil à disposition des singes, et qu’il avait donc lui-même “fait œuvre créative” en favorisant  les conditions de la photographie”. (précisions  trouvées ici  ).

Mais sur le plan juridique, les questions posées par les internautes sont les suivantes :

. le photographe professionnel qui a vendu cette photo (David Slater) est-il titulaire d’un droit de propriété intellectuelle sur le cliché ?

. quels sont les éventuels droits du singe ?

Sans aucune prétention de régler cette question au regard du droit américain, que je ne connais pas, et où, en effet, les animaux sont parfois titulaires de certains droits (notamment celui d’hériter de fortunes colossales !), comment  se réglerait la question en droit français ?

EN DROIT

Deux aspects doivent être examinés :

. d’une part le point de vue du singe

. d’autre part l’éventuelle “œuvre créative” du photographe

. Le singe

En droit français, les animaux sont considérés comme des biens, et non comme des sujets de droit. Ils n’ont pas de personnalité juridique, et ne peuvent dès lors pas être titulaires de droits quelconques, en ce compris les droits d’auteur. Et ce que l’on entend généralement par “droits des animaux” (notamment celui de ne pas être maltraité) sont en fait des obligations (pénalement réprimées) mises à charge des seuls sujets de droit possible : les êtres humains.

Aussi talentueux soit-il pour le cadrage de cet auto-portrait, le singe n’aura donc NI droit d’auteur sur le cliché, NI droit à l’image puisqu’il en est le sujet.

S’il avait été domestiqué, son propriétaire aurait éventuellement pu prétendre à un droit quelconque, mais puisqu’il paraît qu’il n’en est rien et qu’il s’agit bien d’un singe à l’état sauvage…

. Le photographe a-t-il fait œuvre créative ?

Nous serions alors, juridiquement, dans le cas d’une œuvre créée (ou imaginée) par une personne, mais réalisée par une autre.

Cette possibilité découle du libellé même de l’article L 111-2 du Code de la propriété intellectuelle, puisque celui-ci considère que l’œuvre est réputée créée “du seul fait de la réalisation, même inachevée, de la conception de l’auteur”.

Si l’œuvre conçue par son auteur (ici le photographe qui laisse l’appareil à disposition) est ensuite réalisée par un tiers (ici le singe), il faudra voir, en pratique, et au cas par cas, si cette réalisation s’est faite sur base de directives à ce point précises qu’elles ne laissent aucune marge de manœuvre à l’exécutant, ou si ou contraire ce dernier a disposé d’une liberté et d’une marge de manœuvre réelles. Dans le premier cas seul l’auteur de l’idée sera considéré comme l’auteur de l’œuvre, dans le second par contre l’exécutant sera coauteur.

En d’autres termes

.  soit on reconnaît au photographe une intervention déterminante et prépondérante dans la prise de la photographie, auquel cas il est bien l’auteur de celle-ci. Dans ce cas, et vu que le singe ne parlait vraisemblablement pas Anglais et devait avoir des notions assez restreintes de profondeur de champ, de cadrage et de vitesse d’obturation, il faut aussi admettre que le photographe a tenu l’appareil, cadré un minimum, ou qu’il a trouvé un moyen de faire passer ses consignes techniques à l’animal.. Bravo dans ce cas sur le plan de la communication inter-espèces et à ce titre il devient en effet l’auteur exclusif du cliché, mais il ne faut pas perdre de vue que  son récit tend à faire croire le contraire…

. soit au contraire – et comme il tente finalement de le faire croire –  il a laissé l’appareil  à disposition du singe, et n’a plus ensuite donné la moindre consigne ni, surtout, mis “la main à la patte” pour déclencher et cadrer…

Dans ce cas, je vois à nouveau deux possibilités :

. soit on considère que laisser l’appareil à disposition du singe  suffit à créer l’idée de la photo.. j’ai des doutes à ce sujet, mais ceci n’engage que moi…
Dans ce cas le photographe est au moins coauteur, pour avoir eu le mérite de cette idée. En pratique, si le photographe et le singe sont, “sur papier”, coauteurs, c’est au final le photographe qui récolte le profit intégral puisque nous venons de voir que le singe ne pouvait pas être titulaire d’un droit de ce genre.

. soit au contraire on considère que l’idée de laisser l’appareil à disposition n’est PAS en soi suffisante pour créer l’œuvre, et dans ce cas nous sommes peut-être face à la première photo “libre d’auteur” de l’Histoire de la photo.

Serait-ce le coup de “l’arroseur arrosé” ? Avide d’un peu de célébrité, le photographe  crée et diffuse une photographie certes originale, mais dont éventuellement il ne serait alors plus légalement l’auteur…  ce qui autoriserait donc une diffusion large de la photo… qui ne lui rapporterait plus jamais rien du tout. Je comprends mieux alors l’expression sur la tête du singe sur la seconde des photos :

                                   (© David Slater – Au jour de la publication de cet article
j’avais mentionné “© David Slater OU ou photo “libre d’auteur”)

Épilogue

Au final, un accord est intervenu en septembre 2017 entre le photographe – qui s’était ruiné à force de frais judiciaires – et l’association de conservation de l’espèce : le photographe conserve ses droits sur la photo, mais a accepté de verser une partie des bénéfices liés à son utilisation à l’association Peta qui avait initié les procédures, et qui est chargée de la préservation de cette espèce animale.

ET DONC ?

Et pour ma part, si on m’avait dit qu’un jour j’écrirais un article comme cela, je ne l’aurais jamais cru.. comme quoi, il ne faut jamais dire “jamais”…

Bonne journée à tous

Joëlle Verbrugge

 

20 commentaires sur cet article

  1. Commentaire posté par Frédéric Augendre le 2/8/2011

    Bonjour,

    Cet article m’a fait beaucoup rire, mais êtes-vous sûre que la création n’est pas intégralement celle du photographe, quelles que soient finalement les conditions de sa réalisation. Ce cas n’est-il pas comparable à celui de certains photographes animaliers, qui placent des boîtiers avec déclenchement automatique par détection de présence ? C’est bien le photographe qui décide de la prise de vue, qui règle son appareil, et la chauve-souris qui décide de l’instant ? On pourra évidemment objecter que le photographe de chauve-souris, en l’occurrence, définit bel et bien lui-même son cadre.

    Cordialement,

    Frédéric

    1. Bonjour
      Je ne peux évidemment être sûre de rien, et au fond de moi il me semble que tout cela est bien trop “propre” pour que le singe ait eu quelque chose à dire.. là nous sommes bien d’accord.

      Mais si le photographe présente le cliché comme étant né de cette façon, il faut au moins examiner quelles seraient alors les conséquences juridiques d’une telle situation… ce qui, à défaut de faire avancer la Science juridique, aura au moins le mérite de répondre, ne fût-ce que dans les grandes lignes, aux dizaines de pages de commentaires que suscite la photo sur certains sites.

      Joëlle Verbrugge

    2. Réponse de Frédéric Augendre :
      Des dizaines de pages ! Mazette. Effectivement, cela valait le coup d’apporter un point de vue un peu sérieux et documenté 🙂

    3. Il suffit de voir déjà les commentaires sous l’article auquel je renvoie dans mon texte, le site “numérama”.. et il n’est pas le seul apparemment..

      Joëlle

  2. Commentaire laissé par Raphaël – Hellbor – Zerr le 2/8/2011

    Sans absolument aucune compétence juridique, ça me semble pourtant évident (même si ça ne le sera qu’une fois qu’une affaire similaire sera traitée par un tribunal français) . Comme les commentaires précédents, que ce soit lors de déclenchements par cellules, ou complètement aléatoires, la notion d’oeuvre et d’auteur est plutôt précise. Même dans le cas de peintures “aléatoires” (par éclaboussures par exemple) l’auteur est bien celui qui a immaginé l’oeuvre, à moins que l’immagination ne doivent s’arrêter qu’au résultat et qu’on doivent oublier les mises en oeuvre techniques ?

    1. C’est sûr qu’il n’y a qu’au mois d’août que je peux prendre le temps d’un tel article 🙂 Et je me suis bien amusée oui…

      Le plus drôle c’est qu’en lisant les comptes rendus de l’affaire au départ ça m’avait juste fait sourire, mais quelques lecteurs assidus du blog m’ayant demandé mon avis, pourquoi finalement ne pas faire profiter tout le monde…

      Et donc oui.. fort heureusement le droit peut être marrant parfois.. le sujet du prochain article sera par contre plus aride, alors profite bien de celui-ci 🙂
      Joëlle

  3. Commentaire posté par Cédric Girard le 2/8/2011

    Bonjour Joëlle

    Pour ma part, je partage l’avis de Didier, de Raphaël et des autres (finalement). Le simple fait de choisir la méthode de déclenchement (cellule infrarouge, barrière laser, singe… Qu’importe !) induit une démarche créative de facto.

    En tout cas c’est mon avis 🙂

    En tout cas, le buzz était réussi, indéniablement ! Je ne sais pas ce qu’espérait le photographe avec ce dernier, car comme tu dis, ça peut (et c’est visiblement) à double tranchant ^_^

    1. Bonjour Cédric..

      Oui en effet pour le “double tranchant”, car à mon sens il n’y aurait eu aucune difficulté s’il avait expliqué simplement sa méthode…
      Son erreur, à mon humble avis, a été de faire croire à un pur hasard (ce dont on peut raisonnablement douter), avant de faire déjà en partie machine arrière, puis de revendiquer des droits à part entière sur la photo.

      Mais bon, au moins il aura fait le buzz… personnellement je ne le connaissais pas, à présent je n’oublierai pas son nom.. à l’occasion j’irai même voir ce qu’il fait quand il est lui-même officiellement derrière l’appareil 😉 (en espérant ne pas constater alors qu’il a moins de talent que les singes indonésiens)

      Joëlle

  4. Commentaire laissé par Julien le 2/8/2011

    Cette histoire est très simple à régler en droit français, surtout selon la version initiale du photographe pour faire le buzz : Le singe lui vole son appareil photo, il shoote, et comme il ne peut bénéficier d’aucun droit, les photos sont dans le domaine public.

    Le photographe, voyant que sa belle anecdote lui sucre ses droits d’auteurs, revient sur sa déclaration et dit qu’il a donné l’appareil au singe. La belle affaire, ça ne change rien, et n’est pas suffisant pour constituer une œuvre.

    Je ne suis pas du tout d’accord avec l’interprétation de Didier Vereeck, les éléments dont il parle ne constituent absolument pas des directives suffisantes à s’approprier le droit d’auteur.

    Raisonnons par l’absurde : je suis avec Doisneau à Paris, et je lui dit que ce serait cool d’aller prendre des photos près de l’Hôtel de Ville (choix de la mise en scène selon Didier). Et puis comme je suis un gars sympa, je lui prette mon appareil (prêt du matériel, je me demande depuis quand la propriété du matos est un élément constitutif du droit d’auteur mais bon… les loueurs doivent être auteur de milliers de photos du coup). Là, il prend la fameuse photo du baiser. Et puis je la recadre un peu parce qu’il est nul à photoshop.

    Et là je serai co-auteur ? NON, car je n’ai apporté aucun élément de ma personnalité à l’œuvre, ni aucune originalité (qui sont 2 des critères fondamentaux en propriété intellectuelle).

    Je passe sur le paragraphe sur l’art contemporain qui est un parallèle au mieux hasardeux, car les auteurs d’art contemporain sont bien à l’origine d’une démarche.

    pour les photographe nature, que la photo soit pris en déclenchement automatique ou pas, ça ne change rien, car ils sont aussi à l’origine de la démarche créative. Par contre si vous filez votre appareil à un gars en lui disant d’aller prendre des photos en forêt pendant que vous êtes à la pêche, bonne chance pour revendiquer la paternité de ces photos.
    Julien

    1. Réponse de Cédric Girard :

      Julien, je suis d’accord, mais d’un point de vue légal, un singe n’est pas un photographe et donc on ne peut pas comparer ce dernier avec “un gars à qui on file notre appareil”. Non ?

    2. Voilà pourquoi le singe *serait* auteur (en tout cas c’est pas toi) MAIS que comme il ne peut pas en avoir le statut, alors la photo est dans le domaine public.

  5. Commentaire laissé par J-L Klefize le 2/8/2011

    Ce n’est pas le 1er avril… mais voici un article qui vaut son pesant de cacahuète !

    Bravo, je l’ai lu avec beaucoup de plaisir. Si le droit était toujours aussi plaisant !

  6. Commentaire laissé par “ptilou” le 3/8/2011

    Excellente chronique ! elle circule en lien sous FB… évidement, d’aucuns préconisent de rémunérer l’animal en “monnaie de singe….”

    Bonne journée ! ;-

  7. Commentaire laissé par J-L Klefize le 3/8/2011

    Bonsoir Joëlle

    Cela me rappelle une histoire (que l’on dit vraie) où, à Monmartre, Picasso, Max Jacob et quelque autres hurluberlus surréalistes avaient trempé la queue d’un âne dans la peinture et disposé une toile vierge derrière ce peintre involontaire. Ils nourrissaient l’âne qui de contentement agitait la queue, éxécutant une œuvre que les compères exposèrent… Les critiques furent très intéressantes, puisque c’est Picasso qui présentait l’œuvre sour le nom de Boronali, anagramme de l’âne mythique Alibron!

    Je ne sais si cette toile est encore visible, peutêtre au Musée de Montmartre !

    Néanmoins voilà encore un joli cas qui prouve que l’œuvre vient avant tout de l’idée de son créateur, photographe, graphiste, peintre, sculpteur…

    Je vois difficilement comment la justice peut déterminier le caractère artistique ou non d’un “travail” et me pose la question de savoir, pourquoi, pour une photo, passé 30 tirages, il ne s’agit plus d’une œuvfre d’art. Je m’explique, il me semble que l’œuvre d’art est la base, l’original, dans le cas d’une photo, le nombre de tirages de l’œuvre ne se dégrade pas comme en litho. Ce n’est pas parcequ’une photo est tirée à un grand nombre d’exemplaire qu’elle est moins artistique.

    Le nombre ne retire en rien à l’art et à la technique que le photographe a déployés pour composer et réaliser son cliché original. Le débat reste ouvert !

    Je vous laisse réfléchir là-dessus.

    Bonne soirée

    1. Bonjour Jean-Louis

      Amusante l’anecdote..
      Et attention pour la suite : la loi ne dit plus “au-delà de 30 l’oeuvre n’est plus artistique”, mais elle dit “pour bénéficier des avantages fiscaux liés à la vente d’une oeuvre d’art il faut se limiter à 30 ex, sinon ça devient un produit (non du fait de la qualité, mais de la quantité).

      La preuve d’ailleurs, c’est que la cession des droits à un diffuseur, qui, lui va par exemple imprimer un poster à 5000 exemplaires reste, elle (la cession) soumise à une TVA à taux réduit précisément du fait de la nature artistique de l’opération..

      Puis-je humblement conseiller la lecture de mon livre “Vendre ses photos”, qui explique en détails toutes ces nuances ?? 😉

      Excellente soirée 🙂

      Joëlle

  8. Commentaire laissé par Taz le 31/8/2011

    Concernant la netteté, le mode carré vert des appareils me parait capable de faire la mise au point et le choix des parametres tout seul….

    D’ailleurs dans l’hypothese ou l’on utilise un appareil automatique ou sans reglage possible lors d’un evenement public, ne risque-t-on pas de se voir privé de l’originalité ?

  9. Je ne peux pas comprendre ce débat, car réduire le photographe à celui qui déclenche est peut-être un rêve de tout commanditaire, mais force est de constater qu’on ne prend jamais une photo, on la “réalise” toujours ! Je me suis déjà amusé à laisser le déclencheur filaire à une de mes mannequins (visible dans la photo finale ) et le débat est alors le même. Pourtant je suis le seul auteur de cet œuvre, voulue et scènarisée !

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