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Le retour de la “photo documentaire” ?

Bonjour à tous

Souvenez-vous de l’article que je publiais en juillet 2013 à propos d’un jugement qui avait suscité beaucoup de réactions du côté des photographes. Pour vous remettre les faits en mémoire, avant de poursuivre ci-dessous, je vous suggère un petit détour par l’article en question.

logo_newLa photographe impliquée avait donc saisi la Cour d’appel en reprochant précisément au jugement dont appel d’avoir retenu de façon péremptoire que “le genre documentaire ne fait plus l’objet d’une protection au titre du droit d’auteur”, et ce en totale contradiction avec les dispositions du Code de la Propriété intellectuelle. La Cour d’Appel a rendu, le 14 février dernier, un arrêt qui n’est pas plus satisfaisant que le jugement qu’il confirme. Merci à l’UPP qui me transmet copie de cet arrêt.

L’arrêt (CA Paris, 14/2/2014, RG 13/08580)

Au titre du désormais incontournable débat sur l’originalité, la plaignante invoquait et détaillait ses choix pendant la “phase préparatoire” (choix d’une tenue décontractée, d’une “expression affable du personnage”, d’un éclairage frontal qui en “favorise les traits dans le but de le rentre sympathique”).

De son côté, l’Association, partie défenderesse dans la procédure, produisait une attestation du médecin représenté sur la photographie. Selon ce document, le médecin indiquait avoir “accepté que (la plaignante) le photographie dans le cadre de ses fonctions”. La Cour reproche pour le surplus à la photographe de ne pas démontrer en quoi elle aurait “ajouté à la réalité en introduisant des choix personnels“, et précise que “l’éclairage frontal relève quant à lui de la mise en oeuvre d’un savoir-faire”. Elle invoquait également le fait que la demanderesse avait travaillé en mode automatique pour contester l’apport créatif de la plaignante.

S’avançant plus loin sur le terrain des choix de la plaignante pour l’une des photographies litigieuses, la Cour relève en outre que la création protégeable par le droit d’auteur ne résulte pas du simple choix opéré entre diverses options possibles, comme le cadrage et l’angle de vue tels que présentés par (la plaignante); qu’au savoir-faire ainsi exprimé pour rendre compte de la réalité doit s’ajouter un choix reflétant l’approche personnelle de l’auteur et que rien ne permet, en l’espèce, de dire qu’elle se révèle dans l’observation de cette photographie”. (Arrêt, page. 6).

A propos de la seconde photographie, la plaignante justifiait de choix quant au moment précis du déclenchement :

. examen d’un enfant portant la kippa, avec présence du stéthoscope près du coeur de l’enfant et écoute attentive des battements de cet organe vital),
. cadrage incluant une partie du décor se référant au milieu scolaire,
. trois niveaux de lecture selon la profondeur de champ et les informations qui en découlaient,
. mise en évidence du caractère intimiste

etc.

Mais à nouveau, la Cour balaya l’argumentation en estimant “qu’il ne ressort ni des caractéristiques telles que revendiquées ni du courriel invoqué par (la plaignante) qu’elle ait exercé une action quelconque sur la mise en scène puisqu’il apparaît qu’elle s’est bornée à opter pour une séquence particulière de l’examen de ce médecin scolaire (l’auscultation, nécessairement pratiquée sur une peau nue, d’une certaine partie du corps et, ici, sur la personne d’un mineur qui aurait requis, s’il avait été identifiable, une autorisation des personnes exerçant sur lui l’autorité parentale) /…/“.

Et au final, donc, la plaignante est à nouveau déboutée de ses demandes, la Cour estimant qu’elle “peut se prévaloir d’un savoir-faire mis au service d’une information se caractérisant par son sérieux, mais ne peut soutenir qu’il s’agit là d’un choix destiné à exprimer sa personnalité” (Arrêt, page 8).

Qu’en penser ?

Une formulation de cet arrêt me parait résumer à elle seule l’étrange position de la Cour d’appel. La Cour reproche en effet à la plaignante de ne pas démontrer en quoi elle aurait  ajouté à la réalité en introduisant des choix personnels” (arrêt, page 5). Ailleurs,l’arrêt lui fait reproche de n’avoir eu aucune marge de décision sur la “mise en scène“. (Arrêt, page 7).

Jusqu’à présent, il était certes demandé au photographe de démontrer en quoi il avait lui-même imprimé sa personnalité dans le cadrage et les choix techniques… mais “rien de plus” (si j’ose dire).

Je ne reviendrai pas sur les débats sur la question d’originalité, déjà suffisamment détaillés dans le précédent article et celui auquel il renvoyait. Ici, la Cour semble même aller plus loin : outre les choix pour FIXER la réalité photographiée, il faudrait, à la suivre et en la prenant au mot, que le photographe y fasse un AJOUT.

Cela signifierait-il, comme craint de devoir le déduire la communauté des photographes, que tout travail de photojournalisme échapperait dès lors à toute protection par le Code de la Propriété intellectuelle ? Faut-il, pourtant, rappeler (voir l’article auquel il était renvoyé ci-dessus) que l’exclusion de la photo documentaire du champ de la protection par le CPI a été abrogée depuis de longues années ? La photo documentaire fait bien entendu partie du champ de la photographie protégeable par le droit d’auteur. Regardez notamment cette affaire, dans laquelle les droits du photographe avaient bien été confortés et ce alors qu’il n’avait pas, non plus, eu le loisir de modifier la scène photographiée ?

On se retrouverait alors dans une impasse… quels photo-journalistes – lorsqu’il s’agit de conflits armés – accepteraient de risquer encore leur vie en sachant que leur travail peut être ensuite pillé sans conséquence, faute de pouvoir revendiquer une protection ? Et comment pourraient-il, à l’inverse, imaginer “AJOUTER” quelque chose à la réalité sans être accusés de travestir celle-ci ? Faut-il rappeler que d’autres journalistes se sont fait licencier pour avoir, au contraire, modifié la réalité ?

Au final, et bien au-delà de la question déjà aigüe de la protection par le droit d’auteur, c’est la liberté de l’information qui est potentiellement menacée. Aussi passionnés qu’ils puissent l’être, les journalistes, sur le terrain, ne pourront pas admettre de travailler dans de telles conditions. Qui plus est lorsque leur domaine d’intervention les amène, en plus, à risquer leur vie.

A titre incident, je m’interroge aussi sur l’utilité de la précision apportée par la Cour dans la parenthèse, quant au fait que l’enfant examiné, sur la seconde photo, était mineur et que “s’il avait été reconnaissable“, la parution d’une autorisation de ses parents aurait été nécessaire (Arrêt, page7). A priori, le litige ne concernait pas le droit à l’image. Peut-être la Cour a-t-elle considéré que le choix de placer l’enfant de dos s’imposait également du fait des circonstances, mais ceci ne suffit pas encore à exclure toute intervention créative de la part de la plaignante.

J’ignore si un pourvoi en Cassation est envisagé, mais je resterai bien sûr à l’écoute des dirigeants de l’UPP qui m’informent aimablement de l’évolution de cette affaire.

Affaire à suivre, incontestablement.

Joëlle Verbrugge

Voir également, sur la même affaire :

Article de Jean MIAILLE

10 commentaires sur cet article

  1. C’est là que l’on voit que la justice ne se base plus sur la défense des droits mais sur des arguties de plaidoiries et d’effets de manches !
    Je propose d’apporter à ces juges une photo de Robert Doisneau ou de Willy Ronis, qui sont des instantanés, et de leur demander s’il s’agit d’œuvres d’art ou de photos documentaires ! et d’en estimer alors le prix… On nage dans un océan de folie.
    Pareillement, il suffit de dire que Van Gogh était schizophrène, donc fou, donc faisait des tableaux sous l’emprise de sa folie , donc il n’y avait pas d’intention artistique, donc ses tableaux ne valent rien !
    Est-ce bien raisonnable tout ça ?

  2. Merci beaucoup à vous, Joëlle Verbrugge, pour la précision chirurgicale avec laquelle vous démontez l’argumentation déplorable des juges.
    On peut aussi considérer qu’un bon nombre des photos d’auteurs, et parmi eux les plus grands, passeront à la trappe et ne seraient plus protégées par le Code de la Propriété Intellectuelle si on suit ce jugement. Imagine-t-on par exemple HCB intervenir pour régler ou modifier le moindre détail au moment de capturer l’instant décisif ?

  3. Encore un grand merci pour l’étude de cette bien triste décision de justice…
    Une interrogation… tout de même… est ce que la profusion des photos libres de droits, et de licence CC… ne serait pas un lien de cause à effets, face a ces nombreux jugements ou l’originalité est contestée, et pourrait donc engendrer “l’incompréhension” voire “la saturation”de certains juges… leur conception d’empreinte d’originalité deviendrait hyper pointilleuse… en exigeant des critères “très particuliers voire personnels”. De cette manière ces exigences limiteraient et démoraliseraient de nombreux auteurs photographes pour engager des poursuites, pour que la protection de leurs œuvres soient établie, proportionnellement aux exploitations réalisées.

  4. Il ne faut décidément rien connaitre à l’image pour rendre un jugement aussi fallacieux. Il serai bon d’avoir des juges qui connaissent les domaines qu’ils sont amenés à juger.
    Par ailleurs s’il faut “ajouter à la réalité” bon nombre d’artistes vont voir leurs oeuvres tomber hors de la protection du droit d’auteur, tout comme les photographes d’architecture, ou de mode.
    C’est du grand n’importe quoi, de l’amateurisme et de l’inculture totale.

    1. Et voici précisément pourquoi je relève souvent que les fameux Décrets de 2009 qui ont créé des “chambres spécialisées” (9 pour tout le territoire, donc surchargées) sont la pire des choses qui soient arrivées aux auteurs… en plus des incertitudes juridiques, ils ont en outre à faire face à des frais de justice exponentiels….

  5. Si l’UPP et/ou la photographe veulent aller en cassation (et surtout en plénière), qu’ils ouvrent un ulule pour les dons, je pense qu’on sera beaucoup à vouloir casser la notion d’originalité une bonne fois pour toute.

  6. Merci pour la clarté de votre analyse. Il est ô combien inquiétant de voir des juges interpréter non plus les faits et textes, mais se poser en autorité compétente pour nous dire ce qui est du domaine de l’art et des oeuvres originales.

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