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Photojournalisme, contrefaçon et masterclass

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Bonjour à tous,

Dans un jugement du 10 avril 2014, le TGI de Nanterre a été amené à examiner un cas de contrefaçon reproché à une chaîne de télévision.

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Les faits

Un photojournaliste, dont la carrière fut déjà émaillée de différents prix et reconnaissances professionnelles, M. Patrick ROBERT, est l’auteur de deux photographies, décrites comme suit dans le jugement :

– La première photo, prise sur une zone de conflit, “montre un milicien tendant dans son dos un fémur humain”

– La seconde, prise dans le même type de circonstances, montre un homme soulevant un enfant par le bras pour le hisser dans un camion chargé de personnes en fuite.

Sans lien apparent avec ce type de sujet, la société BBC WORLDWIDE avait conçu et réalisé un programme audiovisuel intitulé “Photo For Life” dans le cadre duquel le photographe italien Oliviero Toscani s’engageait à dispenser des cours de photo dans le cadre de la formation organisée sur le modèle d’un master class. Pour la conception de ce programme, qui devait être ensuite diffusé sur Arte, la société BBC WORLDWIDE s’était engagée à fournir “des photographies, oeuvres de M. Oliviero Toscani pour les besoins des cours qui seront dispensés par le mentor lors de la master class TV (notamment lors des projections dans la salle de classe) et dans la master class en ligne.”

Or, parmi les photographies livrées pour l’organisation de ce cours figuraient notamment les deux photos du photojournaliste, dont il est question en début d’article.

Deux assignations furent alors lancées.

Dans la première, le photojournaliste et l’association PAJ (“Photographe Auteur Journaliste”), assistés de leur conseil, assignaient BBC WORLDWIDE et la chaîne ARTE, du fait de l’utilisation des deux photographies reproduites et attribuées au mentor de la master class, Oliviero Toscani. D’importants montants étaient sollicités tant au titre de la contrefaçon (utilisation illégale ET modification des photos) qu’à celui du parasitisme. Le photographe demandait aussi au Tribunal qu’il soit fait interdiction de procéder à toute reproduction au publication desdites photographies et que soit ordonnée la publication d’un démenti sur la chaine Arte, à l’heure de diffusion correspondant à celle de l’émission “Photo for Life”.  L’association PAJ sollicitait quant à elle la condamnation à 1 € symbolique du fait de l’atteinte portée aux droits des photographes en général, qu’elle est chargée de défendre en vertu de ses statuts.

Dans la seconde, ces sociétés assignaient elles-mêmes en garantie la société du photographe/mentor italien, qui avait fourni les photographies

Le jugement (TGI Nanterre, 10/4/2014, RG 12/01629)

Devant le Tribunal, les sociétés défenderesses invoquaient essentiellement les arguments suivants :

– sur la qualité d’auteur du photojournaliste, il était demandé à ce dernier de démontrer qu’il était toujours titulaire de ses droits patrimoniaux, la société BBC WORLDWIDE invoquant que ces droits avaient été cédés à l’agence Sygma en 2010, de telle sorte que le photographe n’était plus recevable à assigner, du moins sur les aspects patrimoniaux

– le fait que le “démenti” dont la diffusion était demandée, était sans objet puisque des mesures avaient déjà été prises pour rectifier l’information diffusée;

– elles contestaient avoir modifié les photos en disant que le logo “Benetton” qui avait été ajouté dessus avait rapidement été supprimé pour éviter tout risque de publicité clandestine, et que le recadrage était rendu nécessaire pour des raisons techniques liées au format des images diffusées

– l’utilisation elle-même n’étant pas contestée, les défenderesses invoquaient par contre la réduction des sommes demandées par le photojournaliste au titre de l’indemnisation de son préjudice. Elles entendaient se fonder sur le barème de l’UPP pour la reproduction d’une photographie dans un programme audiovisuel

– elles sollicitaient également le rejet des demandes fondées sur le parasitisme, à défaut de pouvoir démontrer des actes distincts de ceux constituant la contrefaçon elle-même

Face à ces argumentations, le TGI considéra :

– Tout d’abord, examinant le contrat signé entre le photojournaliste et l’agence Sygma-Corbis, qu’il n’y avait pas eu de cession totale des droits patrimoniaux, ce qui autorisait donc le demandeur à agir.

– Sur les conditions de la reproduction, et les modifications faites sur les images, le Tribunal trancha en ce sens :

“En reproduisant et en exploitant ces photographies sans l’autorisation de leur auteur, le GEIE ARTE et la société BBC Worldwide France ont commis des actes de contrefaçon.

Ces actes ont d’abord porté atteinte aux droits patrimoniaux de M. ROBERT.  cet égard, il doit être observé qu’il ressort de l’examen des cinq émissions qui ont été versées aux débats que la photographie montrant l’homme tenant dans son dos un os humain a été diffusée douze fois et celle montrant un homme soulevant un enfant par le bras dix fois, pour des durées n’excédant pas trois secondes à chaque fois, que ces émissions qui ont été diffusées en France et en Allemagne, ont ensuite été relayées sur le site Internet de la chaîne Arte.

En revanche, il n’est pas établi qu’à la suite de la mise en demeure adressée par M. ROBERT le 7 décembre 2011, la diffusion se soit poursuive sur le site internet au-delà du 3 janvier 2012. Les défendeurs ne sont pas non plus responsables de la diffusion par d’autres hébergeurs, comme Youtube, avec lesquels ils ne sont pas liés par des engagements contractuels.

Il doit aussi être tenu compte du fait que les émissions ont recueilli des parts de marché très faibles, entre 0,4 et 1,5% soit entre 38.600 et 356.800 téléspectateurs en France et 31142 et 158119 téléspectateurs en Allemagne, que sur internet, les émissions ont été visionnées 51.340 fois en tout par les internautes, que selon les barèmes indicatifs établis par l’UPP et le prix moyen de reproduction d’une photographie dans un programme audiovisuel dont la représentation est limitée aux télévisions européennes est de 547 € pour une durée de 20 secondes.

Enfin, et surtout, les clichés en question qui témoignent des scènes de guerre civile de façon saisissante, ont été pris par un photographe dont la renommée mondiale a été consacrée par de nombreux prix et distinctions, et avaient acquis une notoriété importante après avoir été utilisés dans une campagne publicitaire qui avait suscité un retentissement international.” (Jugement, p. 6)

Pour tous ces dommages causés aux droits patrimoniaux du photojournalistes, le TGI alloua une somme de 15.000 €.

Vient ensuite la question des droit moraux, pour laquelle le Tribunal souligne :

Non seulement, ainsi qu’il a été dit ci-dessus, il n’a pas été fait mention du nom de M. ROBERT dans les commentaires de l’émission, mais en outre ces photographies ont été attribuées à M. TOSCANI qui s’en est ainsi accaparé la paternité et les a insérées dans un contexte pédagogique différent du reportage dans lequel elles s’inséraient.

Il ressort aussi tant de l’examen des émissions que de leur analyse qui en a été faite de façon non-contradictoire par (un expert de la Cour d’appel de Paris) à la demande de M. ROBERT, que les clichés litigieux ont été recadrés de façon grossière et que le sigle “United Colors of Benetton” figurant sur le cliché initial a été flouté. A cet égard, il importe peu que ces atteintes à l’intégrité aient été rendues nécessaires en raison de contraintes légales ou techniques dès lors que la reproduction de cette oeuvre dans de telles circonstances s’est faite sans l’autorisation de M. ROBERT” (Jugement page 6).

Au titre de ces droits moraux bafoués, le photographe obtient une condamnation très substantielle de 50.000 €.

Il sera en outre fait interdiction aux défenderesses d’utiliser à nouveau les deux oeuvres photographiques litigieuses et le texte d’un communiqué à diffuser, par ARTE, sur sa chaîne à 10 reprises dans le créneau horaire concerné par la diffusion de l’émission, est en outre imposé dans le jugement.

La demande au titre du parasitisme n’est par contre pas accueillie, à défaut de pouvoir caractériser un acte qui se différencie de ceux qui ont déjà donné lieu à condamnation au titre de la contrefaçon.

Enfin, la demande de l’association “PAJ” est accueillie également :

“Selon ses statuts, l’association PAJ a pour objet de défendre et de promouvoir les intérêts des photographes, d’oeuvre pour une rémunération équitable de la photographie. Les contrefaçons commises par le GEIE Arte et la société BBC Worldwide France ont par conséquent nécessairement causé une atteinte aux intérêts collectifs qu’elle s’est donnée pour objet de défendre, distincts des intérêts propres de M. ROBERT.” La demande de condamnation à 1 € symbolique est donc accueillie.

Et au final, la société du mentor/photographe italien fut également condamnée à garantir le GEIE Arte et BBC Worldwide des condamnations prononcées à leur encontre.

Le jugement fut en outre assorti de l’exécution provisoire. Des informations qui m’ont été données par la PAJ, il ressort qu’aucun appel n’a été interjeté, et que le jugement a bien été exécuté.

Qu’en penser ?

Un petit mot tout d’abord sur la discussion qui s’est tenue à propos de l’estimation du dommage. Il est en effet peu courant que les défendeurs eux-mêmes invoquent les barèmes de l’UPP. Le plus souvent, le photographe lésé s’en prévaut, et le défendeur consacre une énergie peu commune à en contester l’application pour différents motifs. Dans la mesure où, ici, le photographe estimait ses demandes à des montants nettement plus élevés, ce sont pour une fois les défenderesses qui ont argué de ces barèmes pour tenter d’obtenir une réduction des sommes destinées à indemniser le préjudice.

De là à déduire qu’il faut en permanence estimer bien plus haut, il n’y a qu’un pas. Mais ne perdons pas de vue que l’importante expérience du photojournaliste, et les prix reçus par ce dernier furent des éléments déterminants pour le Tribunal au moment d’estimer le montant de la condamnation.  Ne s’affranchit donc pas des barèmes qui veut, et il faut démontrer (comme dans toute procédure, quelle que soit la matière) le montant du dommage subi.

Ceci étant posé, le jugement rendu constitue au niveau de la motivation et de l’indemnisation une belle victoire. Les montants obtenus restent certes inférieurs à ceux qui étaient sollicités, mais par contre le Tribunal prend en considération la renommée du photographe, et ne balaie pas d’un geste, comme c’est souvent le cas, la demande de publication d’un correctif.

Bravo, donc, au photographe et à son avocate, ainsi qu’à l’association PAJ qui ont mené cette procédure jusqu’à son terme.

                                Joëlle Verbrugge

4 commentaires sur cet article

  1. Bonjour et bravo pour ce (petit?) pas vers une rétribution sinon honnête, du moins acceptable de la responsabilité des uns (porteurs d’informations) aux autres (traitant l’information).

    En bref, je ne dirais que deux mots BRAAAAAVO 😉

    Très amicalement, Jhuit.

  2. Bonjour,
    Félicitations Maitre: que d’énergie pour faire respecter cet inaliénable droit. On aurait pu supposer, considérant la notoriété des défendeurs, à ce qu’ils s’acquittent des précautions nécessaires à l’utilisation des images. Je suppose également que Monsieur Toscani aurait défendu ses droits de la même façon.

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