Drones et surveillance des manifestations : nouvelle décision du Conseil d’État
Publié le 24 décembre 2020
Sommaire
Bonjour à tous,
En cette fin d’année, et alors que le climat social est de plus en plus tendu au fil de la crise sanitaire, le Conseil d’État vient de rendre un autre arrêt important.
Vous vous souvenez sans doute de la procédure engagée au printemps, pendant le 1er confinement (puisqu’il est pour l’instant d’usage de prendre les confinements comme points de repère) par la Ligue des Droits de l’Homme et l’association « La Quadrature du Net » contre la Préfecture de Paris. Cette dernière utilisait des drones pour contrôler le respect des mesures sanitaires, ce qui fut sanctionné par la haute juridiction administrative. Je me réfère, à ce sujet, à l’article que j’avais publié à ce moment, et que vous trouverez ICI (ou en cliquant sur le visuel ci-dessus).
Bref rappel de la première procédure (mai 2020)
Pour faire court (et vous rafraîchir la mémoire), cette ordonnance rendue par le Conseil d’État, en référé (procédure d’urgence) interdisait à la Préfecture de Paris de faire usage des drones pour surveiller le respect des mesures de confinement, tant qu’il n’aurait pas été remédié « à l’atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie privée qui en résultait ». Le salut aurait donc dû venir, pour la Préfecture, d’un texte réglementaire, après avis de la CNIL, autorisant la création d’un traitement de données à l’aide des appareils utilisés par la Préfecture.
Mais un tel texte n’a pas encore été pris et rien n’est donc modifié dans le paysage législatif.
L’évolution législative est certes annoncée, puisque dans la déjà tristement célèbre « Proposition de loi sur la sécurité globale », l’article 22 a précisément pour but de régler les conditions dans lesquelles les autorités « peuvent procéder au traitement d’images au moyen de caméras installées sur des aéronefs » : voir le texte de la proposition de loi ICI et descendre dans l’article 22 qui vise à compléter le Code de la sécurité intérieure par tout un chapitre dans lequel il est envisagé un article rédigé dans les termes suivants :
Cet article a donc notamment pour but de permettre la surveillance des manifestations par drone.
Mais cette proposition de loi n’est encore, à ce stade, qu’une proposition, et n’a pas été votée !
Or, la Préfecture de Paris semble bien avoir mis la charrue avant les bœufs, ce qui a entraîné une nouvelle procédure, également introduite en référé par l’association Loi 1901 « La Quadrature du Net », visant à suspendre l’exécution de la décision du préfet de police de Paris d’utiliser de tels drones, décision qui avait été suivie d’effets puisque la presse avait diffusé des clichés et des vidéos démontrant l’usage de ces drones, usage également confirmé par des témoignages.
En première instance (TA Paris, juge des référés, 4/11/2020), dans une ordonnance dont je n’ai pas copie, la Quadrature du Net avait été déboutée.
L’ordonnance d’appel du Conseil d’État du 22 décembre 2020
Persévérante, la Quadrature du net a donc saisi le Conseil d’État avec cette fois un résultat nettement différent puisque la haute juridiction administrative lui donne raison sur toute la ligne.
Le Conseil d’État, rappelant le dispositif législatif en place (la “Directive Police-Justice”, transposant en droit français le RGPD voté au niveau européen (voir ICI)).
Le Conseil d’État précise :
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- Tout d’abord, que le fait de « collecter des données grâce à la captation d’images par drone afin de les transmettre, après application d’un procédé de floutage, au centre de commandement de la préfecture de police pour un visionnage en temps réel, constitue un traitement au sens de la Directive du 27 avril 2016 ». En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’il y a un floutage des visages (ce qui semble acquis dans l’analyse du fonctionnement mis en place par la Préfecture de police) qu’on échappe aux dispositions sur le traitement des données personnelles.
- Il souligne ensuite que le traitement est en réalité constitué de plusieurs opérations dont le Conseil d’État rappelle les étapes :
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- La collecte des images par le drone
- Leur envoi vers la salle de commandement « après transmission des flux vers le serveur de floutage »
- La décomposition de ces flux, image par image aux fins d’identifier celles qui correspondent à des données personnelles pour effectuer ce floutage
- La recomposition du flux vidéo comportant les éléments floutés.
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Or, précise la haute juridiction, ce processus met nécessairement en cause des données à caractère personnel. J’ignore d’ailleurs, de mon côté, si ce floutage se fait automatiquement ou s’il faut une intervention humaine.
Selon le Conseil d’État, le premier juge ne pouvait donc pas s’en ternir au fait que « seul le flux flouté des images arriverait en salle de commandement ». En conséquence, le premier juge avait mal motivé son ordonnance.
Le Conseil d’État se prononce aussi sur le choix de la procédure engagée en référé (donc en urgence) et valide, là-aussi, le choix de la Quadrature du net :
« L’urgence justifie que soit prononcée la suspension d’un acte administratif lorsque l’exécution de celui-ci porte atteinte de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu’il entend défendre.
Eu égard au nombre important de personnes susceptibles de faire l’objet des mesures de surveillance litigieuses et à l’atteinte qu’elles sont susceptible de porter à la liberté de manifestation et alors que le ministre n’apporte pas d’élément de nature à établir que l’objectif de garantie de la sécurité publique lors de rassemblements de personnes sur la voie publique ne pourrait être atteint pleinement, dans les circonstances actuelles, en l’absence de recours à des drones, la condition d’urgence doit être regardée comme remplie ». (CE, référé, 22/12/2020, n°446155)
Ou, autrement formulé : il aurait fallu, pour la Préfecture de Police, démontrer que les drones étaient les SEULS moyens de garantir la sécurité publique, ce qu’elle ne fit pas. Et en conséquence, vu le nombre de personnes dont les libertés pourraient ainsi être mises en péril, la Quadrature du Net pouvait agir au bénéfice de l’urgence (c’est-à-dire en référé).
Pour terminer, le Conseil d’État émet un « doute sérieux » sur la légalité de la décision d’utiliser des drones, à défaut précisément d’un texte légal qui en constituerait le fondement.
Le Conseil d’État annule donc l’ordonnance de référé rendue en première instance par le Tribunal administratif. Quant à la décision d’utiliser des drones pour surveiller les rassemblements de personnes, elle est quant à elle « suspendue », et il est fait injonction au préfet de police de cesser sans délai ces mesures de surveillance.
Que penser de cette décision ?
Si, par le passé, il m’est arrivé de considérer certaines actions de la Quadrature du Net d’un œil un peu amusé, je dois bien, dans le contexte actuel, réviser totalement mon jugement.
L’évolution du contexte social et les dérives sécuritaires que l’on constate au fil des années – et plus encore depuis quelques mois – montrent à quel point cette action de l’association « La Quadrature du net » (ainsi que de la Ligue des Droits de l’Homme qui agit parfois de concert avec elle) est primordiale. À ce titre, il faut donc saluer cet effort et les investissements constants de ces deux entités pour faire respecter nos droits et libertés.
Sur la question précise de l’utilisation des drones pour la surveillance des manifestations, le problème n’est bien sûr pas réglé. La proposition de loi « Sécurité globale » n’est pas enterrée, loin s’en faut, et si l’article 22 de cette proposition (dont je n’ai cité qu’un bref extrait) est finalement voté, quelle que soit sa rédaction finale, il contiendra des dispositions permettant l’usage de drones à certaines fins dont, peut-être, la surveillance des rassemblements. D’ici là, le préfet de Paris est donc renvoyé dans ses buts, l’État est condamné à payer à la Quadrature du net une somme de 3.000 € au titre de l’article L761-1 du Code de justice administrative (le pendant, en droit administratif, de l’article 700 du Code de procédure civile).
Affaire(s) à suivre, assurément !
« Joyeux Noël et bonne année » ?
Malgré le contexte difficile, ou précisément « encore plus dans un tel contexte », je vous souhaite à tous de bonnes fêtes de fin d’année.
Je verrai en visioconférence, ce lundi 28 décembre, les personnes qui se sont inscrites à la première session de mes webinaires, consacrée à la photo de rue sous l’angle légal (voir ICI pour les détails, et il reste de la place !).
Les articles « Jurimage » continuent bien sûr au rythme normal, l’un d’eux étant mis en ligne ce matin également (voir ICI).
À très bientôt pour l’annonce de la sortie imminente de “L’intégrale Jurimage 2019” (et je vais pouvoir bientôt commencer à préparer celle de 2020).
Excellente journée à tous. Il me reste encore quelques dossiers à boucler (moi qui croyais pouvoir prendre congé déjà aujourd’hui, c’est raté), mais je lève ensuite le pied quelques jours, et ça ne sera pas du luxe…
Joëlle Verbrugge