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Les deux vitesses de la dignité humaine

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Bonjour,

Au titre du “droit à l’information”, des journalistes sont fréquemment amenés à couvrir des événements d’actualité à caractère dramatique.. à l’heure où Haïti tente de parer au plus pressé, le sujet semblait d’actualité, même s’il m’a été inspiré par la lecture de deux jurisprudences plus anciennes, et rendues en France puisque c’est l’objet de mon étude.

Les journalistes font leur métier, et même si au stade de la publication il y a bien entendu plusieurs façons de présenter les choses, il n’est pas ici question des paparazzi et autres publications people. Nous n’aborderons que les photographies tenant aux faits d’actualité.

Les deux affaires dont il est question ci-dessous témoignent des contradictions dans la notion “d’atteinte à la dignité humaine” et méritaient à ce titre d’être rappelées.

Surtout que depuis ces arrêts, la situation ne semble pas s’être fixée dans un sens ou dans un autre, comme on le verra dans quelques exemples plus récents :

– L’assassinat du Préfet Érignac

Suite à l’assassinat du Préfet Erignac, Paris Match avait publié une photo montrant le corps de ce dernier au sol, la tête auréolée d’une tache de sang.

La famille de la victime avait introduit une procédure fondée notamment sur l’article 9 du Code civil (droit au respect de la vie privée). Si je n’ai pu avoir accès qu’à l’arrêt de Cassation,  il est probable que l’assignation et les débats en première instance visaient également l’article 16 du même Code, puisque celui-ci “interdit toute atteinte à la dignité de (la personne) et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie”. (art. 16 du Code civil).

Paris Match avait été condamné par les juges du fond, et avait ensuite introduit un pourvoi en cassation.

Dans un arrêt relativement bref, la Cour de Cassation rejette le pourvoi de l’éditeur, en considérant :

“…attendu qu’ayant retenu que la photographie publiée représentait distinctement le corps et le visage du préfet assassiné, gisant sur la chaussée d’une rue d’Ajaccio, la cour d’appel a pu juger, dès lors que cette image était attentatoire à la dignité de la personne humaine, qu’une telle publication était illicite, sa décision se trouvant ainsi légalement justifiée au regard des exigences tant de l’article 10 de la Convention européenne que de l’article 16 du Code civil, indépendamment des motifs critiqués par la deuxième branche du moyen ;”
(Cass. Civ. 1ère ch., 20/12/2000, publiée au Bulletin et consultable sur www.legifrance.gouv.fr)

– L’attentat dans le RER Station St Michel

Suite à l’attentat commis en 1995  dans la station de RER “Saint Michel” à Paris, une victime, photographiée en partie dénudée, et sans son consentement, avait attaqué l’éditeur de la photo, sur laquelle il était possible de la reconnaître.

Elle avait fondé son action sur les dispositions légales suivantes :
. l’article 38 alinéa 3 de la loi du 29 juillet 1881,
. et les articles 6, 7 et 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme,

et avait dirigé la procédure vers les juridictions pénales, en arguant de ce que les dispositions de la loi de 1881 sur la liberté de la presse étaient incompatibles avec les articles invoqués, issus quant à eux de la Convention Européenne des Droits de l’Homme

Les juridictions pénales ne l’avaient toutefois pas suivie dans son argumentation, et la victime avait été déboutée au fond.

La Cour, sur pourvoi de ladite victime, avait rejeté le pourvoi et confirmé l’arrêt de la Cour d’appel en relevant considérant que la photographie ne portait pas atteinte à la dignité de la plaignante, et ne faisait que rendre compte de la détresse des victime suite à un fait d’actualité particulièrement brûlant; ( Cass. crim. 20/2/2001, consultable sur www.legifrance.gouv.fr )

– Tentative d’explication

Evolution ou divergence ? Faut-il considérer l’arrêt de 2001 (l’attentat dans le RER) comme étant LA dernière position de la Cour de Cassation qui annulerait en cela l’enseignement de l’arrêt de 2000 dans l’affaire du Préfet Erignac ?

Rien n’est moins sûr, surtout si l’on remarque qu’il existe malgré tout une différence de procédure entre ces deux arrêts :
. l’affaire du Préfet Erignac a été tranchée par une chambre CIVILE, la famille ayant fondé sa procédure sur l’article 9 du Code civil,
. alors que c’est la chambre criminelle de la Cour de Cassation qui a été amenée à se prononcer dans l’affaire de l’attentat du RER

Les dispositions légales invoquées à l’appui de ces deux procédures étaient totalement différentes.

Faut-il y voir la seule et unique cause de cette divergence de solutions ???

– Que dit la jurisprudence depuis ces deux arrêts ?

En explorant un peu la jurisprudence, on trouve quelques autres exemples ces dernières années :

  • Un point pour les victimes…

Suite à la catastrophe du téléphérique du Pic de Bure le 1er juillet 1999, au cours de laquelle le téléphérique s’était décroché de son cable, provoquant la mort de ses 20 passagers, Paris Match avait publié une photographie, en pages 34 et 35 de son édition du 15 juillet 1999, sous le titre “La vallée du désespoir”.

La photo litigieuse représentait le lieu de la chute de la cabine, et permettait de discerner les corps de plusieurs victimes, certaines ayant conservé une apparence d’intégrité, les autres malheureusement en bien plus piteux état.

Deux frères de victimes avaient saisi le Tribunal Correctionnel (Chambre de la Presse), considérant qu’en publiant ce cliché, l’hebdomadaire avait commis à leur égard un délit de violence volontaire, ne pouvant pas ignorer l’impact que ces photos auraient sur les familles victimes, particulièrement vulnérables à ce moment.

Sur ce fondement précis, ils furent déboutés, le Tribunal Correctionnel estimant que les dispositions du Code pénal invoquées ne pouvaient pas voir leur champ d’application élargi dans la mesure invoquée par les plaignants, mais tout en relevant que la publication était de nature à susciter un débat éthique, et suggérant lui-même une poursuite fondée sur la violation de leur vie privée par la profonde atteinte à leur sentiment d’affliction. (Trib. Corr. Paris, Chambre de la Presse, 8/3/2000.

Les mêmes plaignants ont donc tout naturellement saisi, par la suite, la juridiction civile.
Celle-ci, après avoir rappelé le principe de la liberté de communication et du droit à l’information (Art. 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme) note malgré tout que la photographie aérienne qui constituait le centre du litige ne représentait pas une vue d’ensemble du lieu de l’accident, “mais bien une vue dont le cadrage et le grossissement sont étudiés pour attirer l’attention sur les corps déchiquetés des victimes, identifiés par un numéro aisément lisible, caractérise la recherche du sensationnel en faisant fonctionner le ressort émotionnel face au spectacle de la mort”, avant de conclure donc que cette représentation délibérée ne constituait pas une nécessité.

L’Hebdomadaire fut donc sévèrement condamné (TGI Nanterre, 26/2/2003

  • Un point pour la presse…

En 2001, de nouvelles photographies furent prises qui suscitèrent débat dans “Le Parisien”, et ce juste après l’explosion, à Toulouse, de l’uzine AZF le 21 septembre 2001. Parmi ces photographies, celle d’une jeune victime avec ses deux enfants, âgés de 18 mois, visage en sang et attendant les secours.

C’est cette fois par une action en référé pour tenter d’obtenir l’interdiction de la publication de la photographie. Le juge des référés, rappelant que le droit à l’image ne permet pas de s’opposer à la publication d’une photographie lorsque celle-ci relate un événement d’actualité, et ce aut tire du droit à l’information. Il renvoyait les parties à débattre du problème sur le fond, considérant qu’en référé, il n’était pas compétent pour l’octroi de la provision sollicitée par la victime (TGI Toulouse, Référé, 8/3/2002 – notons également que cette décision intervient près de 6 mois après l’explosion, ce qui en effet rendait la procédure de référé, par nature “urgente” moins justifiable).

  • Un point pour la presse…


Enfin, Paris Match à nouveau, fut poursuivi suite à la publication dans son numéro 2685 d’une photographie représentant un jeune homme inanimé, en illustration d’un article consacré aux accidents de la route, et accompagnée d’une légende rédigée comme suit : “Il faisait la course en scooter. Il avait 16 ans. Les médecins ne pourront pas le réanimer”.

La victime était représentée à demi-dévêtue sur un brancard, le visage ensanglanté et entouré de secouristes. Ses parents avaient ensuite assigné l’éditeur en considérant que la photographie portait atteinte à la dignité de leur fils.

Le Tribunal suivi par la Cour d’appel avaient considéré qu’eu égard au manque total de précautions pour garantir l’anonymat de la victime, il fallait faire droit aux demandes des parents.

Saisie sur pourvoi, la Cour de Cassation ne fut cependant pas de cet avis et fit reproche à l’arrêt de la Cour de Versailles de n’avoir pas “rercherché si l’information des lecteurs justifiait la publication de la photographie litigieuse, ni caractérisé l’atteinte portée par celle-ci à la dignité de la victime”. L’arrêt fut donc cassé et l’affaire renvoyée devant la Cour d’appel de Paris, pour nouvel examen. J’ignore si le nouvel arrêt a été rendu. (Cass. Civ. 2ème ch, 4/11/2004).

Ces exemples démontrent qu’aucun principe directeur n’a encore été mis en lumière…

– Mais en pratique ?

Alors que conseiller, en définitive, aux photographes présents sur les lieux d’un drame ???

Qu’il y ait une ou plusieurs victimes, et que celles-ci soient connues ou non, si la photo permet d’en identifier les sujets, faut-il on ne faut-il pas la publier ???

Faudra-t-il flouter tous les visages, de peur que la Cour de Cassation bascule plutôt d’un côté que de l’autre ? Après tout, si la motivation réelle, au moment de publier est en effet d’informer, cette information se fera-t-elle moins efficacement si le visage est flouté ??

Cette interrogation sur les limites du droit à l’information  est bien sûr universelle…les exemples foisonnent (voir ma suggestion de lecture ici).

Et l’on repense inévitablement à cette célèbre photographie, qui valut à son auteur le Prix Pullitzer :

                                        Kevin Carter : “Vulture stalking a child”.

Ce cliché, prise au Soudan, entraina une telle polémique que son auteur, à qui il fut bien sûr reproché de ne pas avoir d’abord aidé l’enfant en le mettant au moins à l’abri,  se suicida quelques mois plus tard…

En terme de respect de la dignité humaine, le débat n’a pas fini de partager les professionnels.. du droit, et de l’image…  et il y a sans doute autant d’opinions que de photographes.. et de photos, car pour ce qui me concerne je serais également bien en mal de suggérer une ligne de conduite unique, tant les valeurs qui s’opposent sont fondamentales.

Pour aller beaucoup plus loin, je vous conseille mon ouvrage “Droit à l’image et droit de faire des images”, aux Ed. KnowWare (voir la page des publications sur ce blog).

Joëlle Verbrugge

5 commentaires sur cet article

  1. Commentaire posté par Daniel Hèm le 15/1/2010

    Bonsoir

    J’aime la photographie, j’aime en faire et aussi regarder les oeuvres des autres pratiquants.

    À titre personnel, je considère que les productions des journaux “à sensation”, tel que celui que vous citez, sortent du cadre de la photographie dès lors qu’elles montrent des images qui portent atteinte à la dignité de tout un chacun.

    Que ces journaux et revues exitent pour nous faire partager l’actualité, je pense que c’est indispensable : c’est de l’information.
    Qu’ils nous montrent des parties de vie privée de personnalités, de victimes d’accidents divers, c’est du vice et de l’acharnement.

    Je sais, certains aiment beaucoup cela ; je me demande simplement quelle serait leur attitude au cas où eux-mêmes ou leur famille deviendraient la cible des photographes qui, je le reconnais, exercent leur métier de “preneur d’images”.

    L’usage de tout document ne me semble pas bon ; le sensationnel “pour faire du fric” doit être freiné par le bon sens, et par la justice en deuxième possibilité, sinon, les vautours du prix Pullitzer vont proliférer dans notre pays, certains medias en ayant déjà commencé l’élevage.

    En résumé, je suis pour l’information, mais saine et respectueuse de la vie et de la dignité : on peut décrire des catastrophes sans écrire d’une plume trempée dans le sang des victimes.

  2. Commentaire laissé par Marcopolo le 16/1/2010

    Le principe de dignité de la personne humaine recouvre la quasi totalité du champ des libertés publiques et intéresse tant le juge européen que français. De plus, il a en France donné lieu depuis douze ans à un abondant travail de recherche , mais reste assez flou lorsque l’ont assiste à l’aide des médiats à des reportages sur des tragédies de notre monde, il n’y a aucune limite…
    J’ai beaucoup aimé l’exemple de cette photo de Kevin carter qui à l’époque m’avait choqué car là je venais de découvrir que la photo ne servait pas uniquement à faire rêver ou bien faire partager des moments magiques avec des gens qui veulent quitter le quotidien…
    Marco

  3. Commentaire laissé par Gaëtan le 18/1/2010

    Pour ce qui est de l’affaire Erignac, ci-après un extrait des prétentions des intimes dont fait part l’arrêt du 24/02/98 rendu par la 1ère Ch, section A de la CA de Paris.

    “A l’appui de leurs prétentions les consorts X. font valoir :

    […]
    – que la publication de la photographie du cadavre ensanglanté et mutilé d’un homme qui vient d’être assassiné constitue, à l’égard de ses proches, une atteinte à la vie pruvée, au droit à la dignité et au respect dû aux morts,
    […]”

    Bien Cordialement.

  4. Commentaire laissé par JG le 18/1/2010

    Je pense que l’agonie de la petite collégienne est du voyeurisme et que la photo de Carter ne l’est pas.
    On pourra rétorquer que cette dernière l’est tout autant en nous re-balançant le seul but de choquer. L’agonie de la gamine a, pour moi, aucun rapport avec de l’info sur cette catastrophe… naturelle. Elle n’en est qu’une conséquence parmi tant d’autres, malheureusement.
    Tout comme la catastrophe du Pic de Bure d’ailleurs, on se doute bien du résultat d’une chute de 80m sans parachute (remarquez, à 80m parachute ou pas). Est-ce de l’info, pour éclaircir les causes de l’accident, que de montrer les corps des victimes ? Je m’interroge.
    La photo de Carter, par contre, je la considère comme de l’info, elle est le résultat d’une guerre civile, créée par Nous. Alors que l’on puisse nous interpeller durement pour nous rappeler les causes politiquo-géostratégiquo-liturgico-militaires du sort de nos semblables, de surcroît des civils qui n’ont surement rien demandé à personne…ça ne peut me faire de mal.

    Cependant, j’espère aussi que la jurisprudence ne tranchera.

    ps : En parcourant l’article de Didier Vereeck (cf. son site), je lis : « Il est couramment admis qu’il est déplacé, sauf propos artistique assumé et réfléchi, de faire de l’esthétisme avec le malheur des autres. ».
    J’avoue qu’en dégustant les travaux de James Nachtwey, « l’utile et l’agréable » se marient à merveille…comme quoi.

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