Actualités

Deux ordonnances de référé qui feront date… – Photographes & Agence Magnum c/ Galerie Drouot

L’affaire de la Galerie Drouot –
Commentaire des ordonnances de référé du 20 novembre 2009

I. Les faits

Un groupe de presse milanais, la société Rusconi, rachetée depuis lors par Hachette Italie, était en possession de nombreux tirages de presse, de photographies de divers photo-journalistes, dont certains très célèbres (Annie Leibovitz, Marc Riboud, Sebastiao Salgado, Gilles Caron et 17 photographes de l’agence Magnum parmi lesquels Abbas, Raymond Depardon ou encore Robert Capa).

Ces photographies, vieilles d’un peu plus de 30 ans (élément qui a son importance sur le plan juridique) étaient donc des tirages au format plus réduit qu’un format classique, et dont l’objet initial était juste de permettre une publication dans la presse, au moment où ils avaient été mis à disposition du groupe de presse par leurs auteurs.  Techniquement, ces tirages se différenciaient en plus d’un tirage destiné à la vente dans la mesure où ils étaient calibrés pour présenter des tons neutres et grisonnants, permettant à l’éditeur de modifier ensuite le constraste en fonction de sa publication.  Mais les photos n’étaient donc pas des “tirages originaux” faits sous le contrôle de l’auteur, précision qui a son importance.

Les photos ainsi mises à disposition de l’éditeur devaient en principe être restituées ensuite à leurs auteurs, mais en pratique, étaient souvent conservées par l’éditeur. Elles portent toute fois pour la plupart des mentions au verso, indiquant le nom des auteurs ou de l’agence Magnum, selon les cas, et parfois la mention « Please return » (« A renvoyer svp »).

Récemment, le monde de la photographie a eu l’attention attirée par le calendrier des ventes de l’Hôtel de vente Drouot, qui annonçait la vente aux enchères de 160 photos issues de ces collections de tirages de presse et ce pour ce lundi 23 novembre 2009, vente organisée par la société Pierre Cardin Auction Art.

Aidés par leurs organisations professionnelles (UPC, Freelens, SAIF) les auteurs concernés ou leurs ayants-droits (assistés de Me Jean-Louis LAGARDE, avocat au Barreau de Paris) , de même que l’Agence Magnum (assistée quant à elle de Me Daphné JUSTER, également avocate à Paris), ont alors assigné en référé d’heure à heure (procédure d’extrême urgence) la société Pierre Cardin Auction Art Remy Le fur & Associés, organisatrice de la vente envisagée.

Pour bien comprendre les enjeux d’une procédure, il n’est pas inutile de rappeler le contexte légal du litige.

Parmi les attributs du droit d’auteur figure en effet le droit de divulgation (Art L 121-2 du Code de la Propriété Intellectuelle) qui confère à l’auteur seul le pouvoir discrétionnaire de décider du moment et des modalités de communication de son œuvre au public.

Les ordonnances rendues dans ces deux procédures ont précisé cette notion dans le cadre des tirages de presse, comme nous allons le voir.

II. Analyse et commentaire des ordonnances rendues

Devant la Présidente du Tribunal de Grande Instance de Paris, les parties invoquaient respectivement les arguments suivants :

A. Les photographes agissant individuellement, ainsi que la SAIF, FREELENS et l’UPP, tout d’abord (première procédure), invoquaient essentiellement le fait que les tirages de presse, avant l’avènement du numérique, n’étaient confiés aux éditeurs qu’au titre d’un dépôt, afin de permettre à celui-ci de les reproduire dans la presse, mais à charge pour lui de les restituer ensuite de telle sorte que l’éditeur certes en possession « physique » du tirage, n’avait acquis qu’un droit de reproduction sur celui-ci, acquisition dont le coût dépendait du format et du tirage de sa publication, en fonction d’une rémunération convenue avec le photographe.

Au surplus, les photographes faisaient également valoir que des mentions figurant au dos de la plupart des photographies indiquaient bien que ces tirages devaient être restitués à leurs auteurs.

Enfin, pour distinguer ces tirages de presse des épreuves d’artistes, les photographes soulignaient encore les dimensions réduites des tirages proposés à la vente par la société Pierre Cardin Auction Art.

Au vu de l’ensemble de ces éléments, les photographes estimaient donc que la vente telle qu’envisagée portait gravement atteinte à leur droit moral de divulgation.

B. L’Agence Magnum, quant à elle (seconde procédure), demanderesse dans la seconde procédure, invoquait les mêmes arguments, en sa qualité d’agence représentant 17 photographes de renom qui lui ont confié la gestion de leurs œuvres et dont elle vend au surplus les photos dans sa propre galerie.

L’agence Magnum ajoutait en outre une demande originale, puisqu’elle sollicitait du Tibunal la désignation de la société Pierre Cardin Auction Art en qualité de séquestre des tirages de presse pour le compte de l’Agence Magnum, le temps pour cette dernière d’engager une procédure au fond contre Hachette Italie pour obtenir la restitution des tirages litigieux. Façon économique mais judicieuse d’obtenir l’immobilisation totale des tirages faisant l’objet du litige.

C. De son côté, l’organisatrice de la vente, la Société Pierre Cardin Auction Art Rémy Le Fur & Associés , invoquait pour sa défense, dans chacune des procédures, l’application combinée de deux dispositions légales :

  •  L’article L 111-3 du Code de la propriété intellectuelle

Pour rappel, cette disposition est rédigée comme suit :

« La propriété incorporelle définie par l’article L. 111-1 est indépendante de la propriété de l’objet matériel.

 

L’acquéreur de cet objet n’est investi, du fait de cette acquisition, d’aucun des droits prévus par le présent code, sauf dans les cas prévus par les dispositions des deuxième et troisième alinéas de l’article L. 123-4. Ces droits subsistent en la personne de l’auteur ou de ses ayants droit qui, pourtant, ne pourront exiger du propriétaire de l’objet matériel la mise à leur disposition de cet objet pour l’exercice desdits droits. Néanmoins, en cas d’abus notoire du propriétaire empêchant l’exercice du droit de divulgation, le tribunal de grande instance peut prendre toute mesure appropriée, conformément aux dispositions de l’article L. 121-3. »

 

  •  Et l’article 2276 du Code civil, disposition contenue dans la section relative aux prescriptions, et dont le 1er alinéa est quant à lui rédigé comme ceci :

 « En fait de meubles, la possession vaut titre »

En d’autres termes, et à suivre la galerie, la détention de ces clichés depuis de longues années (près de 50 ans pour certains, plus de 30 ans pour l’ensemble des clichés) lui conférait un droit de propriété sur les tirages en question (art. 2276 C.c.), lesquels étaient matériellement leur propriété, sans que ceci ne nuise aux droits des auteurs (art L 111-3 du CPI).

Elle ajoutait que les photographes et leurs ayants-droits ne démontraient nullement l’existence d’un contrat de dépôt pouvant éventuellement contredire le droit de propriété (matérielle) dont elle se disait investie sur les tirages litigieux.

Enfin, et quant au droit précis de divulgation qui fait partie des prérogatives incontestables de l’auteur, la société Pierre Cardin Auction Art considérait qu’il avait été « épuisé » du seul fait de la publication, à l’époque, des clichés dans la presse et que la vente aux enchères ne posait donc aucune difficulté juridique.

Elle ajoutait, à l’égard de l’Agence Magnum dans la seconde procédure, que celle-ci ne démontrait pas non plus le mandat en vertu duquel elle prétendait représenter les 17 photographes dont elle défendait les droits, mandat dont elle tirerait le droit d’agir en justice à leur place.

 

D. Les ordonnances du 20 novembre 2009

Par deux ordonnances rendues le même jour, Madame la Présidente du Tribunal de Grande Instance de Paris a incontestablement marqué l’évolution de la jurisprudence dans un sens favorable aux photographes.

Les ordonnances relèvent successivement :

  • que la nature de « tirages de presse » n’est pas contestée
  • que les tirages portent le tampon de chaque auteur-photographe, et que le coût de ces tirages a été supporté par les photographes eux-mêmes
  • qu’il ne peut être question d’appliquer dès à présent l’article L 111-3 du Code de la Propriété Intellectuelle, invoqué par la société Pierre Cardin Auction Art, puisqu’un débat sur le fond est nécessaire pour déterminer, précisément, les droits de chacun sur le support matériel lui-même
  • qu’il ne saurait être question, au surplus, de prescription acquisitive, le tribunal rappelant que l’article 2276 du Code civil implique une possession « paisible, publique et non-équivoque » comme l’exige en effet la loi, ce qui en l’espèce ne semble pas concevable puisque la possession est invoquée malgré l’existence d’un contrat de dépôt, d’usage en cette matière entre les photographes et les éditeurs de presse, les tirages conservés par Rusconi (aujourd’hui Hachette Italie) étant en définitive ceux qui n’avaient pas été réclamés par les photographes
  • qu’ainsi, les photographes avaient limité à l’époque le mode de divulgation choisi (la seule exploitation au sein des magazines concernés), et que la société Hachette Italie ne pouvait pas modifier la destination de la remise des tirages, en envisageant aujourd’hui une vente publique
  • enfin, il est précisé que « si le droit de divulgation est épuisé dès la première divulgation, l’auteur conserve du fait de son droit moral d’un contrôle sur les exploitations ou utilisations ultérieures et notamment peut interdire toute exploitation dépassant les limites de son autorisation » (Ordonnance du 20/11/2009, première procédure, page 7)

En conséquence, le Tribunal considère que « l’atteinte possible aux droits tant patrimoniaux que moraux des photographes est suffisamment justifiée pour dire que la vente envisagée crée un danger imminent pour ces derniers de voir les tirages dispersés définitivement », ce qui amène le Tribunal a faire droit aux prétentions des parties demanderesses dans chacune des procédures, faisant de part et d’autre interdiction à la Société Pierre Cardin Auction Art Remy Le fur & Associés de procéder à la vente envisagée, sous astreinte de 5.000 € par infraction constatée (en lieu et place des 15.000 €/infraction sollicités par les parties plaignantes).

Dans la seconde procédure, l’ordonnance fait en outre droit à la demande de condamnation de la Sté Pierre Cardin Auction Art à endosser la qualité de séquestre des tirages de presse litigieux, et ce dans l’attente d’une action au fond qui permettra à Magnum de solliciter la condamnation d’Hachette Italie à restituer les tirages de façon définitive.

Le monde de la Photographie se réjouit à juste titre de la portée de ces deux décisions, et je ne peux que me rallier à ce sentiment.

Attention toutefois : par définition, une ordonnance de référé ne tranche pas le fond du litige.. s’il s’agit incontestablement d’une victoire importante, ne perdons pas de vue que la Présidente du Tribunal de Grande Instance de Paris, saisie en référé, n’a statué qu’au PROVISOIRE et dans l’URGENCE, conditions légales de sa compétence en matière de référé…

Cela étant, force est de constater que la rédaction de celle des ordonnances dont j’ai pu lire le contenu complet (et je remercie à cet égard tant  Freelens pour la première procédure que Me Daphna Juster dans la seconde procédure) laisse transparaitre malgré tout une prise de position de la Présidente du Tribunal de Grande Instance laissant augurer le meilleur pour l’avenir.

Mais si les décisions commentées dépassent, peut-être, dans leur motivation, le cadre strict d’une procédure urgente provisoire (ce dont on peut bien entendu se réjouir), il n’en reste pas moins, sur le plan des principes juridiques, que deux possibilités peuvent encore se présenter :

1°) la société Pierre Cardin Auction Art a bien sûr la possibilité d’interjeter appel de l’ordonnance rendue, ce qui en pratique n’aurait que peu d’intérêt , puisqu’en appel, la Cour qui statuerait également dans l’urgence et au provisoire, ne pourrait sans doute que confirmer l’interdiction de la vente ne fût-ce que dans l’attente d’une décision au fond fixant les droits de chaque partie sur les photographies litigieuses.

Je serais donc très étonnée que la société Pierre Cardin Auction Art opte pour la voie d’un appel

2°) mais surtout, une action sur le fond du droit reste possible et est en outre annoncée par Magnum dans la seconde procédure parallèlement à la demande de constitution de séquestre des tirages de presse entre les mains de la Sté Pierrre Cardin Auction Art qui les détient matériellement pour l’instant, et se voit donc interdite d’en disposer de quelque manière que ce soit jusqu’à l’issue d’une procédure au fond.

Si j’en crois un communiqué dont il est fait état sur le site  www.photojournalisme.fr la société Pierre Cardin Auction Art aurait également à l’idée de faire trancher ce litige au fond, ou du moins peut-on le soupçonner en lisant ses propos lorsqu’elle affirme annuler l’intégralité de la vente « afin de rechercher sereinement les propriétaires des tirages de presse”.

L’annulation de la vente, présentée par Pierre Cardin Auction Art comme un pas dans la direction des auteurs si l’on s’en tient aux termes de ce communiqué, était toutefois juridiquement inévitable à tout le moins en ce qui concerne les photographies concernées par les deux procédures  : les ordonnances de référé sont par nature exécutoires par provision (en d’autres termes elles doivent être exécutées même si un appel est interjeté…).

Pour procéder à sa vente, toujours pour ces mêmes photographies, la société Pierre Cardin aurait donc dû, avant la date fixée, obtenir une décision d’appel réformant l’ordonnance de référé et autorisant la vente.. ce qui était matériellement impossible.

Les deux ordonnances ont en l’espèce été rendues le vendredi 20 novembre 2009 et dès lors qu’il était impensable d’obtenir avant le lundi 23 novembre une réformation de l’ordonnance en appel, la Société Pierre Cardin Auction Art n’avait en réalité aucune autre alternative que d’annuler la vente… sauf à devoir s’acquitter de l’astreinte pour le moins dissuasive prononcée par l’ordonnance 5.000 € par infraction

Par contre, il est exact qu’en annulant également la vente d’autres photographies dont les auteurs ou les ayants-droits n’avaient pas eu le temps de se manifester, la société Pierre Cardin Auction Art a, cette fois, preuve de prudence.

Quant à « rechercher sereinement les propriétaires des tirages de presse », cela se fera à l’amiable (et il ne semble pas – heureusement ! – que les photographes, leurs ayants droits et leurs instances représentatives cèderont le moindre terrain à ce sujet), ou judiciairement, par le biais d’une action au fond devant le Tribunal de Grande Instance sur la question précise du droit de propriété des photographies).

En tant que photographe j’espère donc que l’affaire s’arrêtera là, et découragera pour l’avenir toute forme de vente de ce type, et en tant qu’avocate je suis l’affaire de près, puisqu’elle présente un intérêt incontestable sur le plan des principes.

Sur le plan purement moral à présent, espérons que l’Hôtel de Vente Drouot, qui dans l’une des pages de son site se targue d’être à l’écoute des intérêts des auteurs aura à coeur d’appliquer les règles de droit dans un sens conforme à ces mêmes intérêts, et ce même lorsque les implications financières sont cette fois nettement moins intéressantes pour elle que dans le litige qui faisait l’objet de l’article mis en ligne dans sa « gazette » à l’adresse précitée…

Affaire à suivre donc…

Joëlle Verbrugge

2 commentaires sur cet article

  1. Commentaire laissé par Weitz le 25/11/2009

    Chere Madame
    J ai lu attentivement vos commentaires sur un sujet bien plus qu epineux.
    Mon sentiment est bien plus mitige.
    En base de reflexion….
    Le commerce des supports n avait pas ete veritablement envisage a l origine
    c est une pratique qui s est assise au fil du temps apres guerre.
    Le commerce est une forme de diffusion d images qui restaient inconnues dans des fonds innaccessibles, le droit a l image et les remunerations restent acquis a l auteur ou ses ayant droit.
    Dans les fait Magnum vends ces fameux tirages de presse (parfois apres saisies), ce qui devient un peu problematique…chez Christies en vente publique ou a leur agence sur la Butte Montmartre ( j etais interesse par une de leurs epreuves de Bischoff, mais a 28 000 euros j ai trouve le prix cher pour ma bourse!)
    Quid des dizaines de millions d epreuves de presses qui circulent?
    Leurs actuels detenteurs?
    Est ce que les agences ne se sentent pas tout simplement menacees par une forme de diffusion qui leur echappent…comme pour la musique qui circule par d autres biais….
    Il y a encore peu de temps il fallait detenir la preuve de propriete d un support materiel pour disposer en partie de possibilite d exercer les droits immateriels…
    Mais lorsque le new york time a cede ses fonds d archives apres numerisation, personne n a souleve l usage des donnees devenues purement numeriques, sans support concret ?
    Le droit et la jurisprudence evolue, certes, mais par bon sens ou lobbying ?
    Merci de vos reflexions
    DW

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.



error: