Quand l’Équité et le Droit semblent se tourner le dos ou la face obscure de l’article L111-3 du CPI
Publié le 9 avril 2015
Bonjour à tous,
Depuis quelques semaines, la communauté des photographes s’émeut suite à un jugement rendu par le TGI de Paris dans l’affaire qui opposait une célèbre photojournaliste à l’agence pour laquelle elle travaillait.
Au-delà du sentiment général que je partage, il me semblait indispensable, avant de donner un avis -purement juridique cette fois – sur ce jugement, d’obtenir la copie intégrale du jugement qui a été rendu.
J’essaierai donc dans cet article, autant que dans tous les autres, d’exposer les faits de la façon la plus objective et neutre possible. A chacun ensuite de se faire une opinion.
– Les faits
Entre 1972 et 2009, la célèbre photographe Marie-Laure DE DECKER a collaboré avec l’agence Gamma (devenue ensuite Eyedea Presse, mise ensuite en liquidation, et absorbée par Gamma-Rapho).
De cette collaboration sont bien sûr issues des dizaine de milliers de photographies, argentiques pour la plupart.
Au moment de la mise en liquidation de la société Eyedea Presse, la photographe avait déjà introduit une procédure pour se voir restituer toutes les photographies dont elle est l’auteur, demande à laquelle il avait été fait droit par une ordonnance du juge commissaire chargé de surveiller les opérations redressement judiciaire (Ordonnance du 25/5/2010).
Entre temps, la photographe avait résilié le contrat qui la liait à l’agence, et ce en date du 28 juillet 2009.
Avant la restitution ordonnée des originaux, l’agence (Eyedea à l’époque) avait procédé, à ses frais, « entre 1971 et 2009 » précise le jugement, à la numérisation des photographies argentiques dont les négatifs étaient en sa possession, puis avait donc restitué les négatifs.
Dans le second épisode de cette saga judiciaire, la photographe avait assigné à nouveau l’agence, en référé, afin de se voir restituer tous les fichiers numériques issus de cette vaste opération de numérisation. Plus précisément, elle demandait au juge des référés qu’il condamne l’agence à produire la liste complète des fichiers en sa possession, mais fut déboutée de sa demande. Je détaillerai ensuite le fondement légal (voir plus bas).
De son côté, l’agence protestait contre l’utilisation par la photographe de certaines de ces photos numérisées sur sa propre page Facebook, et avait fait établir un constat d’huissier démontrant cette utilisation. Cela fait, l’agence assigna en date du 16 octobre 2012 devant le Tribunal de Grande Instance.
Pendant la durée de cette procédure, un autre jugement fut rendu entre les mêmes parties, octroyant à la photographe une somme de 811.000 € en « réparation du préjudice matériel lié à la non-restitution des photographies argentiques » (TGI Paris, 10/1/2013).
Dans cette procédure initiée en 2012 et ayant abouti au jugement du 13 mars dernier, les demandes des parties étaient les suivantes :
(cliquez sur le schéma si besoin pour visualiser une version agrandie)
– Le jugement (TGI Paris, 13/3/2015)
. Sur la qualité à agir de l’agence
Dans son jugement du 13 mars 2015, le TGI de Paris commence par rappeler que lors de la reprise des activités d’Eyedea par Gamma-Rapho, il était transféré à cette dernière « les droits incorporels dépendant des fonds de commerce cédés, comprenant l’ensemble des œuvres photographiques, quel que soit leur support (fichiers numériques, pellicules, négatifs argentiques, tirages positifs, diapositives). Ceci pour régler donc la question préalable de la qualité à agir de Gamma Rapho. Il est en effet évident que si celle-ci n’avait pas été cessionnaire des droits d’Eyedea, elle n’aurait en tout état de cause pas pu revendiquer quoi que ce soit.
. Sur la propriété des fichiers numérisés
Vient ensuite la plus importante des questions soulevées par cette procédure : à qui appartiennent les fichiers numérisés issus du scan des négatifs ?
Le Tribunal rappelle le contenu de l’article L111-3 du Code de la propriété intellectuelle :
Cet article est le plus souvent invoqué par le photographe lui-même (ou tout autre artiste bien entendu) lorsqu’il reproche à l’acheteur d’une de ses œuvres, matérialisée sous forme de tirage, d’avoir reproduit celui-ci sur un autre support.
Dans le cas qui nous occupe, et ceci explique le sous-titre de mon article (« La face sombre de l’article L111-3 du CPI »), l’article est utilisé dans l’autre sens : il est invoqué par le détenteur des copies (ici les fichiers scannés détenus par l’agence) pour invoquer son droit de propriété sur lesdits fichiers, puisque ceux-ci doivent être distingués du droit de propriété intellectuelle sur l’œuvre elle-même (constituée des photographies reproduites). En d’autres termes, il ne s’agit plus ici de savoir si le détenteur d’une copie est titulaire de droit de propriété intellectuelle, mais au contraire si l’auteur de l’œuvre est détenteur de droits sur la copie.
En ce sens, le jugement est une rareté.
Et à ce sujet, le Tribunal va donc considérer, au vu tant de l’acte de cession de fonds de commerce entre Eyedea et Gamma-Rapho que, surtout, de l’article du Code de la Propriété intellectuelle concerné, que c’est bien l’agence qui est propriétaire des fichiers numérisés :
“La société Gamma-Rapho se trouve donc propriétaire des fichiers numérisés des photographies de M-L de Decker, biens meubles corporels qui lui ont été transmis, sans pour autant pouvoir les exploiter, en l’absence d’autorisation sur ce point par la photographe.
L’utilisation par la défenderesse sur son mur facebook et sur son site Internet de fichiers numérisés, répertoriés et inventoriés par la société Gamma /…/ et appartenant désormais à la société Gamma-Rapho, sans l’autorisation de celle-ci est fautive.”
. Sur le préjudice
Tempérant immédiatement la rigueur de cette décision, le Tribunal va par contre réduire considérablement la demande initiale relative à l’utilisation de ces fichiers numérisés (60.000 € sollicités par l’agence), en relevant que de toute façon, l’agence ne pouvait pas exploiter les fichiers, ce qui réduisait son dommage :
« Pour autant, le préjudice en résultant pour la société Gamma Rapho est limité, car l’agence ne peut en tout état de cause exploiter ces fichiers qui ne représentent dès lors aucune valeur marchande pour elle, en l’absence d’autorisation d’exploitation de l’auteur.
Le Tribunal trouve en l’espèce, compte tenu des circonstances de la cause et du retrait par la défenderesse des fichiers litigieux sur les sites Internet à son nom, les éléments suffisants pour évaluer le préjudice en résultant pour la société Gamma-Rapho à la somme de 1.000 € »
. Sur les demandes de la photographe
Enfin, statuant (à mon sens un peu brièvement !) sur les demandes reconventionnelles formées par la photographe contre l’agence, le Tribunal estime :
. que l’action de l’agence n’était pas abusive, et qu’il n’y a donc pas lieu à dommages et intérêts à ce titre
. et, quant à la restitution des fichiers numérisés, elle ne peut pas être prononcée puisque précisément ces fichiers appartiennent à l’Agence comme elle vient d’en décider plus haut.
En appel (CA Paris, 18/2/2016, RG 15/06384)
En appel, le jugement fut confirmé dans toutes ses dispositions, à cela près que la Cour y ajoutant un élément, en donnant acte à l’agence de sa proposition de revente des fichiers numériques scannés à la photographe.
Qu’en penser ? Qu’en retenir ?
L’application en ce sens de l’article L111-3 que j’ai reproduit plus haut est en effet peu fréquente. En cela, le jugement suscite – et on le comprend – une vague d’indignation.
Si la solution est en droit relativement logique, elle heurte sans doute l’Équité, ce qui explique cette réaction spontanée de l’ensemble des photographes.
Sans avoir bien sûr eu accès aux éléments précis du dossier – ce qui m’oblige à une certaine prudence dans mon analyse -, je m’interroge aussi sur un autre point. Il existe, en droit, quelques principes généraux de nature à aider le magistrat dans l’évaluation des droits de chacun.
Citons notamment :
. Le principe dit « d’exécution de bonne foi », issu de l’article 1135 du Code civil :
. Et la règle « L’accessoire suit le principal » que l’on formule généralement en latin (mais je vous en fais grâce) et selon laquelle un bien principal transmet sa condition juridique à son accessoire. Ou, en d’autres termes, l’accessoire d’un bien doit suivre le même sort, juridiquement, que le bien lui-même.
N’aurait-on pas pu, raisonnablement, considérer que les fichiers numérisés étaient un accessoire logique de l’exploitation des photographies par l’Agence pendant toute la durée du mandat et à ce titre, restituer ceux-ci à la photographe en même temps que les originaux dès lors que le mandat de l’agence prenait fin (en 2009) ?
Ceci aurait au moins évité d’arriver à une situation surréaliste où, comme c’est le cas aujourd’hui, l’agence reste propriétaire des fichiers numérisés (que le jugement décrits comme fichiers « corporels » en se référant à l’article du CPI ce qui ne manque pas de piquant), sans toutefois pourvoir les exploiter, et où la photographe pourrait donc sans difficulté scanner à son tour les dizaines de milliers de photographies, mais ne peut utiliser les fichiers scannés par l’agence.
Et c’est en cela que se justifie le titre principal de cet article, puisque l’Équité semble, dans un cas comme celui-là, tourner le dos au Droit.
J’espère vous avoir éclairés sur cette délicate affaire.
Ne ratez pas également, de nombreuses autres analyses sur le site www.jurimage.com
Je rappelle une fois encore que, du succès de ce site, dépend également la survie économique de ce blog-ci.
Joëlle Verbrugge
Comment ont ils su que la publication sur Facebook provenait du scan opéré par l’agence ? le scan portait-il la marque de l’agence ? si c’est le cas, leur utilisation par la photographe me parait problématique et le jugement se justifie.
Oui, marque de l’agence et champs IPTC remplis par celle-ci.
Aïe ma tête !!!
Effectivement, on en arrive à une situation ubuesque… Match nul en quelque sorte !
La Justice n’a pas tranchée ? A quand la “belle” ?
Cordialement,
François Jx
Il faut relire plusieurs fois pour le croire.
En résumé si je comprend : la photographe peut scanner ses négatifs (qui lui appartiennent), faire un post-traitement dessus et les exploiter ensuite mais ne peut pas utiliser les fichiers numérisés de l’agence ? C’est complètement surréalistes en effet.
Et comment ça se passe si elle veut ouvrir un site pour vendre ses photos issues des négatifs ?? Parce qu’il faudra bien les montrer ces dites photos sur l’écran ces dites photos :S
Ch’uis perdue
Tu as parfaitement bien compris. Elle peut rescanner ses négatifs (du moins ceux qu’elle a encore, puisque certains ont été perdus semble-t-il, et cette perte indemnisée via un autre jugement).
ET si elle veut ouvrir un site en montrant les photos qu’elle a re-scannées ça ira à mon sens, le problème n’est pas de les montrer, mais d’utiliser le résultat des numérisations faites par l’agence..
Par contre, elle va avoir du mal alors à montrer les photos dont les négatifs semblent avoir été perdus, puisqu’elle ne pourra pas les scanner…
D’où la proposition de revente des fichiers par l’agence, faite dans la procédure mais dont il n’est plus question dans le dispositif du jugement (càd la partie du jugement qui prononce les condamnations).
Pour cela aussi que je clôturais l’article en disant qu’il aurait peut-être été possible pour le Tribunal de raisonner autrement, mais ceci toujours avec prudence, puisqu’on ne peut formuler d’avis parfaitement pertinent qu’en ayant vu les pièces d’un dossier, et les conclusions développées par chacun. Un magistrat ne peut pas non plus prononcer des condamnations qui ne lui ont pas été demandées..
Tout cela oblige donc à la prudence en analysant…
La Tribune de l’Art signale sur tweeter que pour l’exposition Velazquez, il est indiqué dans le dossier de presse: “Suite à la reproduction illégale d’images et à la mise en vente de contrefaçons, il est exigé que toutes les images numériques fournies, ou pour lesquelles une autorisation a été donnée, soient détruites après l’utilisation précise pour pour laquelle les droits ont été acquis et que ces images numériques ne soient en aucun cas conservées dans quelque archive que ce soit, ni sur quelque support matériel, électronique, numérique ou autre, que ce soit.”
Cette clause n’a manifestement aucun sens au titre du droit d’auteur. Velazquez est décédé en 1660 “Ses droits sont dans le domaine public depuis un petit moment…”.
Par contre si le jugement que tu viens d’évoquer faisait jurisprudence, cette clause deviendrait légitime ?
Qu’elle est la légitimité de ces numérisations par rapport justement au 111-3 ?
Si j’ai bien compris c’est un usage pour permettre l’exploitation “technique” des images (et donc des droits cédés)
Dans ce cas c’est clairement accessoire non ?
Alors les droits devraient être lié au principal (les négatifs) tant en terme de restitution que d’exploitation ?
La tournure du jugement (permise par la défense) me laisse dubitatif…
🙂
Bonjour,
A l origine la première agence avait elle le droit de scanner les négatifs ?
Si NON, il y a tromperie ou vol et dans ce cas rupture du contrat.
Comment, par ailleurs et plus tard, différencier les scans effectués par l agence et par l auteur ?
Cordialement,
Tigris